Conflit sino-japonais en mer de Chine orientale
Illusions et désillusions des « abenomics »
Au Japon, fausse audace économique, vrai nationalisme
Quand il a annoncé ce que l’on a appelé les « abenomics », en faisant marcher la planche à billets pour relancer une économie vacillante, le premier ministre japonais Abe Shinzo a été salué de toute part. Enfin, un dirigeant osait défier la doxa de l’austérité ! Mais la question de la destination des fonds déversés, qui avait été négligée, refait surface. Les dépenses militaires, par exemple, vont augmenter de 5 % au cours de la prochaine année. Quant à la croissance…
par Katsumata Makoto, janvier 2014
Juillet 2013. Après la victoire écrasante du Parti libéral-démocrate (PLD) aux élections sénatoriales, le premier ministre japonais Abe Shinzo dispose de la majorité absolue dans les deux Chambres. Alors que le pays a connu des années de déflation — depuis la crise de 1997 —, puis le désastre du séisme et de l’accident historique de la centrale nucléaire de Fukushima, en mars 2011, le gouvernement Abe a, dès son arrivée au pouvoir, le 28 décembre 2012, mis l’accent sur sa volonté de redressement économique. C’est ce que les médias ont appelé les « abenomics », en référence aux « reaganomics » qui avaient marqué la première période du néolibéralisme américain sous la présidence de Ronald Reagan, dans les années 1980.
Le pouvoir prétendait sortir de la déflation par trois types de mesures : augmenter les liquidités, autrement dit faire tourner la planche à billets, avec comme objectif d’atteindre un taux d’inflation de 2 % d’ici deux ans (on est loin des peurs irraisonnées de l’Europe face au moindre frémissement de l’inflation) ; relancer les investissements publics ; mettre en œuvre une stratégie de croissance fondée sur les exportations, les privatisations et la dérégulation du marché du travail. Un an plus tard, où en est-on ?
Rompre avec l’orthodoxie ne suffit pas
Le déversement peu orthodoxe de liquidités à partir de janvier 2013, imposé à la Banque du Japon, a d’abord dopé l’économie boursière — d’autant plus vite que les cotations avaient commencé à monter au cours des mois précédant les élections sénatoriales. Sur la demande répétée des grands exportateurs, le cours du yen a baissé, notamment par rapport au dollar et à l’euro. Les ventes à l’étranger en ont été stimulées (+ 16 % d’octobre 2012 à octobre 2013), mais beaucoup moins qu’attendu (+ 4 % seulement en volume), en raison notamment de la faible croissance économique dans les pays clients et des importantes délocalisations opérées au cours des dernières décennies. Seuls les profits des exportateurs s’en trouvent renforcés.
En revanche, la baisse de la monnaie japonaise a fait flamber le prix des importations. Jamais, selon les données du ministère des finances (1), le déficit commercial n’avait été aussi important depuis 1979 : plus de 9 milliards d’euros en novembre 2013 (1 293 milliards de yens), contre un excédent supérieur à 11 milliards d’euros en 2007.
Tabou budgétaire au cours des années précédentes, tant l’Etat est endetté — 224 % du produit intérieur brut (PIB) en 2013 —, la stimulation des travaux publics a été saluée par les entreprises locales, qui souffrent du ralentissement de leur activité. L’idée d’une relance par les dépenses publiques — alors même que partout ailleurs, et en particulier en Europe, la doxa commande de les réduire — a tout pour séduire les partisans du volontarisme politique et les économistes hostiles à l’austérité, tel Joseph Stiglitz : « Les “abenomics” représentent le bon chemin pour redresser l’économie nippone. L’Europe et les Etats-Unis doivent s’en inspirer (2). » Pourtant, ce retour partiel au keynésianisme n’a pas eu l’effet escompté. Le taux de croissance annuel du PIB, qui atteignait 4,3 % entre janvier et mars 2013, est tombé à 1,9 % au cours du troisième trimestre (juillet à octobre). Le taux d’investissement productif des entreprises, qui ont accéléré les délocalisations ces dernières années, reste faible (3). Le bilan est si peu probant que M. Abe a annoncé début octobre un nouveau paquet de financements d’un montant total de 40 milliards d’euros.
Mais il ne suffit pas, pour relancer la machine, de rompre avec l’orthodoxie ambiante et de déverser de l’argent sur les entreprises. Sur le plan social, le bilan des « abenomics » est clairement négatif. Le nombre de ménages touchant l’aide sociale bat un record historique, avec un million six cent mille foyers concernés en août 2013 (4).
Derrière un taux de chômage parmi les plus bas de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de l’ordre de 4 %, se cache une dégradation de l’emploi silencieuse, mais profonde, avec le renforcement de la précarité et l’intensification du travail. 35 % des emplois sont désormais précarisés (travail à temps partiel, intérim, etc.), et le revenu réel des salariés est en régression : — 1,3 % entre octobre 2012 et octobre 2013, selon le ministère de la santé, du travail et de la sécurité sociale.
Il faut dire que le taux de syndicalisation a chuté (18 %, contre 24 % au début des années 1990). Pour l’essentiel, ce sont les associations, et non les syndicats, qui prennent en charge les revendications des travailleurs précarisés. Depuis 2012, elles publient la liste noire des entreprises qui imposent à leurs salariés des conditions de travail inhumaines. Décerné chaque année, le prix de la « compagnie noire » (burakku kigyou) a été attribué en 2013 à un grand groupe de restauration, Watami, dont le fondateur et ancien président, M. Watanabe Miki, vient d’être élu sénateur sur la liste de la majorité. Son fameux commandement adressé aux employés, « Travaille trois cent soixante-cinq jours par an et vingt-quatre heures par jour, jusqu’à ta mort », a enrichi la liste des dictons du néolibéralisme japonais, dont le plus ancien est « Compte sur tes propres forces » (« jijo doryoku »).
Arguant de sa décision de réduire l’impôt sur les sociétés, M. Abe a publiquement exhorté le patronat à augmenter les salaires pour donner un coup de pouce à la consommation. Dans les faits, il se révèle l’applicateur zélé de la stratégie mondiale de la baisse du « coût du travail ». Non seulement il maintient ses cadeaux fiscaux, mais il augmente la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), qui pèse sur les ménages et passera de 5 à 8 % à partir du 1er avril pour alléger le déficit de l’assurance sociale. M. Abe aurait pu choisir de relever le taux de cotisation des entreprises, le plus bas du monde : un peu plus de 5 % du PIB, contre 11 % en moyenne pour les pays de l’Union européenne, par exemple (5).
Dans le même temps, le pouvoir mène une offensive commerciale, très médiatisée au Japon, pour exporter des centrales nucléaires, des produits alimentaires de luxe et des équipements militaires de haute technologie. La vente de ces derniers à l’étranger était jusqu’ici strictement limitée par trois principes plus ou moins respectés depuis 1967 : ne pas vendre d’armes aux pays en conflit ; ne pas en vendre à ceux qui risquent d’entrer en guerre ; ne pas promouvoir l’exportation d’équipements militaires.
Vouloir vendre des centrales nucléaires peut paraître incongru. Bien que le premier ministre ait déclaré, le 7 septembre 2013, devant le comité des Jeux olympiques, que la centrale de Fukushima était sous contrôle et que tout serait réglé avant les Jeux de Tokyo, en 2020, l’évacuation de l’eau contaminée n’est toujours pas maîtrisée, ce qui suscite la colère des habitants, des paysans, des maraîchers et des pêcheurs de la région.
Quant aux exportations agricoles, la politique agressive prônée par le gouvernement est considérée comme une tactique pour détourner l’attention des détracteurs de l’accord de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), en cours de négociation. Beaucoup redoutent que ce texte ne sonne le glas de l’agriculture familiale et des normes de sécurité alimentaire, plus strictes au Japon qu’aux Etats-Unis (6).
La tournure prise par cette nouvelle politique économique inquiète d’autant plus que, dans l’histoire du Japon, la réponse au malaise social a globalement toujours consisté en une restriction des libertés. Lors de la crise économique des années 1920-1930, face à la montée des revendications démocratiques des paysans et des travailleurs urbains, la solution adoptée a finalement été celle de la militarisation et de la répression, favorisant l’essor d’un nationalisme expansionniste.
Militarisation accélérée
Une ère de croissance forte et distributive a été inaugurée après-guerre, ce qui a permis de satisfaire la majorité de la population. Le mythe de la classe moyenne ascendante s’est définitivement effondré avec les deux « décennies perdues » (ainsi que l’on appelle la période ouverte par la crise de 1997), tandis que la sphère sociale revendicative se réduit de plus en plus. En temps de crise, le nationalisme et les politiques identitaires constituent des instruments efficaces pour contourner les exigences sociales : enrichis et appauvris travaillent ensemble pour leur patrie, tous unis contre les pays voisins.
La recrudescence des incidents territoriaux avec la Chine sur les îles Senkaku (Diaoyu en chinois) en mer de Chine orientale (lire « Nouvelle bataille du Pacifique autour d’un archipel ») et avec la Corée du Sud — l’autre discorde territoriale très médiatisée — sur les îlots Takeshima (Dokdo en coréen) donne au gouvernement Abe une occasion rêvée de mobilisation nationaliste. Ce n’est pas un hasard si le projet publié en 2012 par le PLD pour la révision de la Constitution communément appelée « Constitution de la paix » supprime la référence au « principe universel de l’humanité » dans le préambule, et s’il intègre des formules comme : « L’Etat [est] fondé sur la patrie et la famille, le respect de l’harmonie. » Le constitutionnaliste Higuchi Yoichi se dit inquiet pour l’avenir de la démocratie japonaise : « Un Etat privilégiant de plus en plus exclusivement le droit du sang [aujourd’hui, le système se conjugue avec le droit du sol sous certaines conditions] risque de devenir xénophobe. »
Pour M. Abe, cette révision vise à « sortir du régime d’après-guerre » et à mettre en cause l’ordre international issu des conférences de Yalta et de Potsdam (1945), qui ont sanctionné les puissances fascisantes. Mais le premier ministre ne cherche pas à prendre ses distances avec les Etats-Unis au nom de la souveraineté nationale : il insiste au contraire sur le renforcement de l’alliance militaire et justifie la présence d’importantes bases américaines, comme celle d’Okinawa.
Longtemps, la dénonciation de cette subordination militaire, politique et économique a été le monopole du Parti communiste japonais (PCJ), qui parlait du pays comme d’une « “colonie” des Etats-Unis ». Désormais, la critique provient essentiellement des libéraux et d’anciens fonctionnaires qui n’ont jamais été dans le sillage du PCJ. Coauteur d’un ouvrage récent intitulé Interminable « Occupation » (7), Magosaki Ukeru, ancien diplomate et ex-professeur à l’Ecole de la défense nationale, préconise une autonomie relative vis-à-vis des Etats-Unis et une révision du traité militaire, ainsi que la création d’une communauté de l’Asie de l’Est.
Ce positionnement d’une partie des libéraux contraste avec la ligne politique du gouvernement Abe, tant sur l’accord de défense que sur le TPP, auquel le parti au pouvoir s’était opposé sous les gouvernements précédents. Ils estiment que cet accord de libre-échange ne ferait que favoriser les entreprises américaines, qui pourraient amener le gouvernement japonais, en cas de litige, à être jugé et condamné selon les normes juridiques américaines. Une disposition on ne peut plus symbolique de renoncement à la souveraineté nationale.
Mais c’est sur le sujet de la politique de défense que les contempteurs de la dépendance s’inquiètent le plus. Loin d’apporter plus d’autonomie, l’ambitieuse révision de la Constitution définie par M. Abe permettrait la participation à des opérations de défense collective avec l’armée américaine, ce qui est actuellement interdit.
Cette volonté de changements constitutionnels et d’accroissement des exportations de matériel militaire éclaire d’un jour particulier les « abenomics », qui, comme l’a écrit la Süddeutsche Zeitung(22 juillet 2013), ne sont qu’un moyen pour M. Abe de hisser le Japon au rang de grande puissance militaire.
Le Japon et la Chine rivalisent donc de nationalisme, avec une militarisation croissante des deux côtés. Cela s’accompagne, de la part de la droite japonaise, de provocations sur l’histoire moderne de l’Asie de l’Est : des hommes d’Etat se rendent au très controversé sanctuaire Yasukuni, où sont honorés les soldats morts pour l’empereur, y compris les plus grands criminels de guerre (8) ; ils nient la prostitution forcée de femmes asiatiques organisée par l’armée impériale pendant la seconde guerre mondiale.
Pour éviter que la tension régionale ne culmine en confrontation armée, il faudrait réviser fortement les « abenomics ». La priorité devrait être de désamorcer le malaise social et de favoriser une augmentation sensible des salaires, ainsi que le renforcement de la législation des droits des travailleurs pour corriger les graves inégalités. M. Abe devrait en outre stopper définitivement le programme d’énergie nucléaire : son échec cuisant est confirmé chaque jour par les fuites sans fin d’eau radioactive à Fukushima. Une contamination qui pourrait susciter un contentieux majeur avec les pays riverains de l’océan Pacifique.
Plus fondamentalement, au lieu de faire croire à une reprise de la croissance productiviste en s’appuyant sur de grandes entreprises qui cumulent tous les privilèges, mieux vaudrait prendre en compte la mutation structurelle de la société, ainsi que le souligne Kosuke Motani. Cet économiste insiste sur la diminution continue de la population active, qui devrait passer à 44,2 millions de personnes en 2035 alors qu’elle était de 81,2 millions en 1995, et sur la faible propension à la consommation de la classe aisée (9). Ce que souligne également à sa manière un autre économiste, Tachibanaki Toshiaki, spécialiste de l’analyse des disparités sociales. Les « abenomics », qui cherchent à créer de la richesse à tout prix, enracinent les inégalités dans une logique systémique où « les gagnants prennent tout ». Ce qui, selon lui, ne peut même pas fonctionner, compte tenu du vieillissement de la population et de l’évolution des valeurs des Japonais, qui tendent de plus en plus à rechercher le « bonheur » plutôt que la consommation (10).
Katsumata Makoto
Economiste, professeur à l’université Meiji Gakuin (Tokyo), président du Centre d’études internationales pour la paix.
(1) NHK News Web, 20 novembre 2013.
(2) Entretien à Asahi Shimbun, Tokyo, 15 juin 2013 (en japonais).
(3) « Japan growth slows on weakness overseas », The Wall Street Journal Online, 13 novembre 2013.
(4) « Nouveau record du nombre de ménages recevant l’aide sociale », Nihon Keizai Shimbun, 13 novembre 2013 (en japonais).
(5) Itoh Shuhei, « Le grand tournant de la sécurité sociale », Sekai, Tokyo, novembre 2013 (en japonais).
(6) Lire Lori Wallach, « Le traité transatlantique, un typhon qui menace les Européens », Le Monde diplomatique, novembre 2013.
(7) Magosaki Ukeru et Akira Kimura, Interminable « Occupation », Houritsu Bunkasya, Kyoto, 2013 (en japonais).
(8) Lire Tetsuya Takahashi, « Le sanctuaire Yasukuni ou la mémoire sélective du Japon », Le Monde diplomatique, mars 2007.
(9) Tokyo Shimbun, 17 novembre 2013.
(10) Tachibanaki Toshiaki, « Faut-il ignorer la société inégalitaire ? », Sekai, août 2013 (en japonais).
Tensions entre Tokyo et Pékin
Nouvelle
bataille du Pacifique autour d’un archipel
Déclarations menaçantes et escarmouches plus ou moins maîtrisées
empoisonnent le climat en mer de Chine orientale. En cause : les îles
Senkaku /Diaoyu, revendiquées à la fois par le Japon et par la Chine — avec
pour arbitre Washington, pas mécontent de contenir les ambitions de Pékin.
Janvier 2014. http://www.monde-diplomatique.fr/2014/01/ZAJEC/50020
Depuis
août 2013, date de sa sortie, les jeunes Chinois se l’arrachent. The Glorious Mission est le premier jeu vidéo de simulation guerrière en
ligne développé en partenariat officiel avec l’Armée populaire de libération
(APL) (1). Une mission remporte tous les
suffrages : la reprise des îles Diaoyu (pour la Chine) ou Senkaku (pour le
Japon) au voisin nippon.
Rien ne manque dans ce jeu, des débarquements
amphibies aux combats de rue entre forces spéciales en passant par les canonnades
navales.
Les
scénaristes ont poussé le réalisme jusqu’à intégrer aux forces en présence le Liaoning, nouveau porte-avions chinois en service depuis
septembre 2012. Les publicités pour The Glorious Mission annoncent la couleur : « Les joueurs (…) combattront aux côtés des forces armées chinoises et
utiliseront leurs armements pour dire aux Japonais que le Japon doit nous
restituer notre territoire volé (2) ! »
Rhétorique convenue ? S’agissant des îles Senkaku/Diaoyu, territoire que se disputent les deux grandes
puissances de l’Asie orientale, les événements internationaux se déroulant
depuis plus d’un an viennent pourtant de démontrer à quel point la frontière
était fine entre représentation virtuelle et géopolitique réelle.
Qui a mis à
mal le statu quo, alors que les deux pays étaient d’accord pour ne pas toucher
au statut des îles ? Le
gouvernement japonais, qui a soudain acheté, le 11 septembre 2012,
trois des îles Senkaku/Diaoyu à leur propriétaire privé ? Il dit avoir voulu couper l’herbe sous le pied
d’un nationaliste connu, M. Ishihara Shintaro, alors gouverneur de Tokyo,
qui souhaitait lancer une souscription nationale pour cette acquisition, ce qui
aurait eu pour effet de provoquer inutilement Pékin. Le contre-feu s’est révélé
peu concluant : les incursions de navires chinois dans la zone des douze
milles marins des Senkaku/Diaoyu n’ont cessé de se multiplier depuis ; des rodomontades accompagnées de
manifestations violentes contre le gouvernement japonais, provisoirement
autorisées par un pouvoir chinois qui avait le sentiment de perdre la face.
L’aggravation
de la crise est-elle au contraire imputable à la Chine, qui a franchi un palier
en décidant, le 22 novembre 2013, de créer unilatéralement une zone
aérienne d’identification (ZAI) élargissant son contrôle symbolique en mer de
Chine orientale, en y incluant les fameuses îles ? Un mouvement à mettre en rapport avec les
revendications parallèles de Pékin en mer de Chine méridionale : en
avril 2012, sa marine a pris le contrôle de fait du récif de Scarborough,
qui appartient aux Philippines. Intimidé, Manille s’est résigné en
janvier 2013 à faire appel à un tribunal arbitral dans le cadre de la
convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) (3).
Dans le cas
des Senkaku/Diaoyu, la riposte de Tokyo et de Washington a été
bien différente. Et beaucoup plus rapide : dès le 27 novembre 2013,
les Etats-Unis ont envoyé deux bombardiers B-52, bientôt suivis par des
appareils japonais et sud-coréens, survoler ostensiblement la ZAI chinoise pour
souligner sa nullité. Malgré l’annonce de « mesures défensives d’urgence » contre
tout avion étranger qui ne s’identifierait pas en pénétrant dans la zone, Pékin
n’a rien tenté contre cette réaction des autres puissances du Pacifique, unies
pour poser des bornes à l’ascension stratégique chinoise.
Jamais, dans
le dossier des Senkaku /Diaoyu, les tensions n’avaient atteint un tel degré.
Début octobre 2013, Tokyo et Washington ont signé une nouvelle
version de l’accord de défense qui les lie depuis la fin de la seconde guerre
mondiale. L’annonce de l’achat de nouveaux équipements n’a pas fait autant d’effet
que la déclaration du secrétaire d’Etat John Kerry, venu en personne le
parapher : « Nous reconnaissons l’administration du Japon [sur les îles Senkaku] », a-t-il
rappelé (4), tout en se gardant de parler de « souveraineté », comme l’aurait souhaité l’allié japonais.
Le
17 décembre 2013, le gouvernement de M. Abe Shinzo a quant à lui
annoncé une augmentation de son budget de la défense de 5 % pour la période 2014-2019 (lire « Au Japon,
fausse audace économique, vrai nationalisme »). Il réoriente clairement ses priorités vers les moyens
navals : en août 2013, la marine a réceptionné le destroyer Izumo, le plus imposant bâtiment de guerre construit par le
Japon depuis la fin de la seconde guerre mondiale avec deux cent quarante-huit
mètres. Tokyo considère l’archipel des Ryukyu — et les Senkaku/Diaoyu qui le prolongent à l’ouest — comme le nouveau
front de ses préoccupations géostratégiques.
Le refuge des
goélands à queue courte
Comment
comprendre cette escalade ? Du point de
vue géographique, lesSenkaku/Diaoyu ne présentent que peu d’intérêt : sept kilomètres
carrés isolés en mer de Chine orientale, à trois cent trente kilomètres des
côtes chinoises, cent soixante-dix de Taïwan et quatre cent dix des îles Ryukyu
japonaises. Soit un archipel pelé de trois rochers et cinq îles. Le nom de la
plus grande, Uotsuri-shima (« île
de la pêche aux poissons »), dit bien
ce que fut longtemps l’unique intérêt de cet amas de grès et de corail, surtout
connu alors pour être le refuge non des destroyers et des bombardiers, mais de
l’espèce menacée des goélands à queue courte.
Les débats
passionnés à son sujet entre les deux pays ne s’intensifient qu’à partir des
années 1970. L’archipel était déjà connu des Chinois de la dynastie Ming,
au XIVe siècle. Il n’en demeure pas moins inhabité pendant des siècles,
jusqu’à ce qu’un entreprenant Japonais y installe une exploitation de guano en
1884. Pour autant, aucun des deux Etats n’occupe officiellement les
lieux : les îles sont toujours terra nullius(« terre
sans maître ») au regard
du droit international. En 1894-1895, en guerre contre une Chine sclérosée et
déclinante, le Japon impérial occupe de fait les Senkaku/Diaoyu, quelques mois avant de forcer Pékin à lui
céder Port-Arthur et Taïwan par le traité de Shimonoseki.
Après la
seconde guerre mondiale et la défaite du Japon, la Chine recouvre Taïwan,
effaçant l’humiliation de Shimonoseki ; mais les Senkaku ne sont pas mentionnées dans
l’accord. Le traité de San Francisco de 1951, qui constitue l’accord de paix
définitif entre les Etats-Unis et le Japon, ne les inclut pas dans son article
II, qui énumère les territoires auxquels Tokyo déclare désormais renoncer pour
prix de sa réinsertion dans la diplomatie mondiale. En 1952, un traité entre le
Japon et Taïwan — qui représente alors la Chine à l’Organisation des Nations
unies en lieu et place de la République populaire de Chine — confirme les
renoncements territoriaux définis à San Francisco, sans mentionner, cette fois
encore, les Senkaku/Diaoyu.
Nominalement sous administration américaine, les
îles ne sont rendues à Tokyo qu’en juin 1971, avec l’archipel des Ryukyu.
Un détail, cependant, a son importance, et montre que Washington possède alors
de prudents cartographes et de bons juristes : à l’occasion de cette
restitution, les Etats-Unis, ne souhaitant pas se trouver pris dans une
controverse territoriale dont ils ont de bonnes raisons de penser qu’elle ne
fait que débuter, ne mentionnent pas explicitement les Senkaku.
Un rapport
confidentiel de la Central Intelligence Agency (CIA) de 1971, déclassifié plus
de trente ans après, en mai 2007, résume alors bien la situation (5) : s’il reconnaît la force des arguments
historiques en faveur de la souveraineté de Tokyo, il juge pour autant que
cette question est accessoire et en cache une autre, plus fondamentale. Pour
les analystes de Langley — siège de la CIA —, c’est bien la découverte de
réserves de pétrole autour de ces îles par la Commission économique et sociale
pour l’Asie et le Pacifique (Cesap) en 1968, découverte confirmée par le Japon
en 1969, qui condamne l’archipel pelé à devenir une pomme de discorde
structurelle entre Taïwan, la Chine et le Japon. L’agence voit juste : les
trois sont aussi assoiffés de pétrole en 2014 que dans les
années 1970 (6).
Néanmoins, ce facteur énergétique peine à expliquer
le degré de crispation politique que l’on constate encore. Pékin et Tokyo ont
conclu en 2008 des accords d’exploitation conjointe d’une partie des réserves
en hydrocarbures de la mer de Chine orientale. Même si ces accords n’ont pas
été mis en œuvre, ils constituent la base d’un possible modus vivendi, compte
tenu de l’importance des réserves estimées de la zone (plus de deux cents
milliards de mètres cubes). D’autant que, à long terme, la santé économique des
deux partenaires est liée.
La Chine, en pleine
ascension, ne cherche aucunement à conquérir militairement le monde. Il semble
néanmoins clair qu’elle entend imposer sa prépondérance régionale dans le
Pacifique occidental, sans que quiconque ne lui conteste ce retour à la normale
dans une zone géopolitique qu’elle écrase de son milliard d’habitants et de son
économie conquérante (7).
Quatre enjeux
stratégiques lui importent particulièrement : le retour de Taïwan dans le
giron national ; la maîtrise
arbitrale d’une future réunification coréenne ; les revendications qu’elle a posées en mer de
Chine méridionale (îles Paracels, archipel des Spratleys, récif de Scarborough,
îles Pratas) ; et enfin la
question des Senkaku/Diaoyu.
Ces dernières
sont l’un des verrous de la chaîne insulaire qui gêne la nouvelle flotte
mahanienne (8) de Pékin dans son libre accès aux eaux
profondes du Pacifique. Se voir reconnaître une souveraineté, même
problématique ou interstitielle, sur l’archipel lui permettrait d’avancer sur
la voie d’une projection de puissance à laquelle elle aspire.
Cette
ambition restaurée résonne dans la société chinoise, où l’enseignement de
l’histoire a tendance à entretenir, sinon à aggraver, les griefs historiques
envers l’ancien Empire japonais — Tokyo n’étant pas en reste sur le mode du
déni. La soupape du nationalisme permet au gouvernement, confronté à une
société modernisée et troublée par les inégalités de son modèle de capitalisme
autoritaire, de polariser le débat interne sur des enjeux extérieurs. The Glorious Mission apparaît comme un symbole de ce défouloir.
Une question à « mettre en suspens »
Dans ce
désaccord, la dimension des droits historiques est la plus pittoresque : à
l’appui des revendications de leur nation, de graves ambassadeurs dissèquent
les idéogrammes de chatoyantes cartes médiévales et citent d’antiques poèmes
mentionnant les navigations oubliées des pêcheurs du royaume d’Okinawa. A ce
débat sur les symboles, et pour comprendre toute la portée de la controverse,
il faut inclure la perspective de la géopolitique régionale et celle de la
politique interne chinoise. En 1978, à l’occasion des négociations du traité de
paix et d’amitié entre le Japon et la République populaire de Chine, Deng
Xiaoping, alors dirigeant de la République populaire, déclarait que la question
des Diaoyu pouvait être « mise en suspens pour quelque temps, voire pour une
dizaine d’années ». « Si notre génération ne possède pas la sagesse
nécessaire pour résoudre cette question, ajoutait-il, la prochaine génération l’aura sûrement. Et une
solution qui satisfera tout le monde pourra alors être trouvée (9). »
A l’époque,
la Chine, puissance continentale tournée contre l’URSS, négligeait sa marine et
était plus faible économiquement que l’Argentine. Pékin reprend aujourd’hui sa
vraie place, ce qui inquiète ses voisins. Malheureusement pour les goélands à
queue courte, les Senkaku/Diaoyusont sur la ligne de faille stratégique du glissement
tectonique en cours.
Olivier Zajec
Chargé de
recherche à l’Institut de stratégie comparée (ISC), Paris.
(2) Jonas Pulver, « Guerre
virtuelle sino-japonaise autour des îles Senkaku », Le Temps, Genève,
9 août 2013.
(3) François Bougon, « Les
Philippines ouvrent les hostilités avec la Chine sur l’atoll de Scarborough », Le Monde, 23 janvier 2013.
(4) Mme Hillary Clinton,
prédécesseure de M. Kerry, avait fait une déclaration similaire en
janvier 2013, provoquant la colère de Pékin. Traditionnellement, tout
comme dans le cas de Taïwan, les Etats-Unis ne prenaient pas parti ouvertement
dans cette querelle de souveraineté, tant que le statu quo était respecté.
(5) « The Senkaku Islands
dispute : Oil over troubled waters ? », Central Intelligence
Agency, Langley, mai 1971.
(6) Lire Stephanie
Kleine-Ahlbrandt, « Guerre des
nationalismes en mer de Chine »,Le Monde diplomatique, novembre 2012.
(8) Alfred Thayer Mahan,
amiral américain de la fin du XIXe siècle, est le grand théoricien de la
puissance navale. Cf. James R. Holmes et Toshi Yoshihara,Chinese Naval Strategy in the
21st Century : The Turn to Mahan, Routledge, New York, 2008.
(9) Conférence de presse du
25 octobre 1978, consultable sur le site de l’ambassade du Japon en France.
Figure 1: Des îles Kouriles aux
Spratley, de multiples revendications. Carte par Philippe Rekacewicz. http://blog.mondediplo.net/2012-09-25-Iles-Senkaku-Diaoyu-aux-origines-du-conflit-sino
Tensions entre la Chine, le
Japon, la Corée du Sud, le Vietnam et les Philippines
Guerre
des nationalismes en mer de Chine
Après un face-à-face de
deux mois entre navires philippins et chinois, c’est désormais du côté du Japon
et des îles Senkaku/Diaoyu que se déploient les rivalités. A la mi-octobre, la
marine chinoise s’est approchée des côtes contestées lors de manœuvres
militaires, tandis que le porte-avions américain « USS
George-Washington » faisait une démonstration de force en mer de Chine méridionale.
par Stephanie Kleine-Ahlbrandt, novembre
2012
Depuis
plusieurs mois, les querelles de souveraineté en mer de Chine ne cessent de
s’envenimer. En avril 2012, huit bateaux de pêche chinois sont
apppréhendés par des garde-côtes philippins près du récif de Scarborough :
on assiste à un face-à-face de deux mois entre les navires des deux pays. En
juin, le Vietnam proclame de nouvelles règles de navigation couvrant le
territoire disputé des îles Spratleys et Paracels. La Chine riposte en
annonçant de prochaines implantations sur un îlot désertique des Paracels. En
septembre, c’est au tour des îles Senkaku — pour les Japonais — ou Diaoyu —
pour les Chinois — d’attiser les tensions. Le gouvernement nippon ayant annoncé
l’achat d’une poignée d’îlots volcaniques inhabités, Pékin réplique par des
sanctions économiques, des manifestations anti-japonaises dans plusieurs
grandes villes du pays et l’envoi de garde-côtes dans la zone contestée (1).
Cette
escalade témoigne de la nouvelle politique chinoise d’« affirmation réactive », qui saisit l’occasion du moindre incident aux
frontières pour procéder à une démonstration de force et tenter de modifier en
sa faveur le statu quo territorial. Elle marque une rupture avec la politique
de normalisation lancée par l’ancien dirigeant Deng Xiaoping à la fin des
années 1970, qui visait à aplanir les querelles de souveraineté et à
tisser des relations amicales avec les pays voisins. Ce qu’il résumait
ainsi :« Affirmer notre souveraineté, mettre les conflits de
côté, poursuivre un développement conjoint. » En
2000, le ministère des affaires étrangères confortait cette stratégie : « Lorsque les conditions ne sont pas mûres pour trouver
une solution durable à une dispute territoriale, les discussions sur les enjeux
de souveraineté peuvent être renvoyées à une date ultérieure afin d’aplanir le
conflit. [Cela] n’implique pas un renoncement à la souveraineté. Il
s’agit simplement d’écarter le problème pour une période donnée (2). » Le
président Hu Jintao a rappelé du bout des lèvres les principes : « Mettre de côté les querelles et favoriser le
développement commun. » Mais
ces déclarations sont contredites par les faits.
Riche en gisements d’hydrocarbures comme en
ressources halieutiques, sillonnée de voies navigables parmi les plus
encombrées de la planète, la mer de Chine méridionale est un carrefour où se
heurtent les intérêts de la Chine, des Etats-Unis et des pays du Sud-Est
asiatique — Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei.
Côté chinois,
une multitude d’acteurs politiques et économiques ont exploité les tensions
territoriales pour avancer leurs propres intérêts, ce qui n’a pas peu contribué
au raidissement du gouvernement. Les nombreuses agences chinoises qui jouent un
rôle dans les affaires de la mer de Chine méridionale sont considérées comme
les « neuf dragons qui écument la mer (3) », en
référence à la légende. En fait, le nombre des acteurs excède celui des
mythiques créatures. Parmi eux figurent aussi bien des gouvernements locaux, la
marine, le ministère de l’agriculture, des entreprises d’Etat, les forces de
l’ordre, les douanes ou le ministère des affaires étrangères.
Les
gouvernements des régions côtières de Hainan, du Guangxi et du Guangdong sont
en quête de nouveaux débouchés pour la production de leurs entreprises — dont
le succès garantit leur assise au sein de l’appareil d’Etat. Aussi longtemps
qu’ils restent loyaux envers le Parti communiste, ils disposent d’une grande
latitude dans la gestion des affaires régionales. Les appétits ont été aiguisés
par la combinaison d’une politique de croissance et d’une autonomie élargie des
autorités provinciales. C’est pourquoi celles-ci ont encouragé leurs pêcheurs à
pénétrer plus avant dans les zones de conflit, notamment en les contraignant à
moderniser leurs navires et à les équiper de systèmes de navigation par
satellite (4). L’attribution prioritaire des licences de
pêche aux chalutiers les plus gros constitue une autre invitation en ce sens.
Le
gouvernement de Hainan a aussi tenté à plusieurs reprises de développer le
tourisme sur les îles Paracels, en dépit des protestations véhémentes du
Vietnam (5). « Agir d’abord, réfléchir après », telle paraît être la devise des autorités
locales dans leurs relations avec Pékin. Elles avancent leurs pions aussi loin
qu’elles le peuvent sur le champ de bataille économique, et ne reculent que
lorsque le pouvoir central fronce les sourcils.
Simultanément, la rivalité entre les deux
services de police maritime les plus puissants du pays — la marine de
surveillance, qui dépend du ministère de la terre et des ressources, et
l’Autorité de défense des lois sur la pêche, sous tutelle du ministère de
l’agriculture — s’est traduite par un accroissement de leurs flottes et une
fuite en avant dans les eaux litigieuses. Se disputant les subsides et les
faveurs de leurs ministères respectifs, les deux agences s’efforcent de
repousser les frontières de leurs juridictions afin d’obtenir de meilleurs
budgets. Pour l’une comme pour l’autre, s’arc-bouter sur les droits
territoriaux et maritimes revendiqués fait partie d’une stratégie de
gratification interne. De son côté, l’Etat chinois ne voit que des avantages à
utiliser des administrations civiles, puisque cela lui épargne les risques
d’une confrontation militaire directe.
Mais si un patrouilleur de police occasionne
moins de dégâts qu’un navire de guerre, son usage extensif comme outil de souveraineté
nationale ne peut que contribuer à une multiplication des incidents. Les
bateaux de pêche endossent de plus en plus souvent, eux aussi, la fonction de
porte-drapeau maritime de leur pays, rendant plus périlleuses encore les
frictions avec les bâtiments des nations voisines.
Malgré une présence accrue en mer de Chine
méridionale, la marine chinoise n’a joué jusqu’à présent qu’un rôle secondaire.
En cas d’incident, ses frégates restent à l’arrière ou arrivent en retard,
laissant aux autorités civiles le soin de gérer la situation. Il n’en demeure
pas moins que son renforcement et sa modernisation, dans l’opacité la plus
totale, constituent des sources de tension supplémentaires, car ils poussent
les autres pays à accroître leurs propres forces militaires maritimes.
En principe,
le ministère des affaires étrangères est censé assumer un rôle prééminent. En
réalité, l’autorité lui fait totalement défaut. Le ministre en exercice,
M. Yang Jiechi, « exerce moins de pouvoir que l’assistant du conseiller
d’Etat Dai Bingguo », ironise un observateur des coulisses pékinoises.
Le problème s’est encore aggravé depuis que les vrais détenteurs de la
puissance publique — les ministères du commerce, des finances et de la sécurité
d’Etat, mais aussi la Commission nationale du développement et de la réforme —
ont pris en main les principaux leviers de la politique étrangère. Pour le
ministère, ce rôle de figurant est d’autant plus inconfortable que de
nombreuses voix s’élèvent pour exhorter la diplomatie chinoise à prendre ses
responsabilités, conformément à l’influence économique et régionale exercée par
le pays.
Le
gouvernement a toujours eu tendance à tirer avantage du sentiment nationaliste
de la population. Mais ce jeu peut se retourner contre lui. Au début de
l’année 2012, lorsque le ministère des affaires étrangères a voulu calmer
les esprits en expliquant que son pays ne revendiquait nullement l’intégralité
de la mer de Chine méridionale (6), son initiative a provoqué un vif
mécontentement dans l’opinion, à laquelle on avait martelé le contraire depuis
des décennies. Nombre d’internautes appellent à des purges au sein de la
direction du Parti communiste, accusée d’abriter des « traîtres » et
des « corrompus » qui « exploitent le sang et la sueur du peuple » et « bradent les intérêts nationaux de la Chine » (7). Les dirigeants redoutent que de telles
rancœurs se propagent et conduisent à des troubles susceptibles de nuire à la
stabilité du pays.
Quant au pouvoir, il n’hésite pas à engager des
représailles. Les incidents d’avril 2012 autour de Scarborough sont
révélateurs de cette surenchère. Dans un premier temps, les Philippines
réagissent à l’intrusion de pêcheurs chinois par l’envoi d’un vaisseau
militaire. La Chine saisit alors l’occasion pour réaffirmer son droit de
propriété sur le récif en déployant une flotte de maintien de l’ordre dans la
zone et en interdisant aux pêcheurs philippins d’y pénétrer. Les importations
de fruits tropicaux en provenance des Philippines sont mises en quarantaine,
les entreprises de tourisme doivent suspendre leur activité. En prenant le
contrôle du récif de Scarborough et en empêchant les Philippins d’y pêcher, la
Chine a établi à son profit un nouvel état de fait.
Tokyo accusé
d’œuvrer pour Washington
Pékin a eu la main tout aussi lourde en juin,
lorsque le Vietnam a adopté une loi maritime et introduit de nouvelles règles
de navigation dans les eaux des îles Spratleys et Paracels. Piqué au vif, le
pouvoir a annoncé sur-le-champ la création d’un chef-lieu préfectoral, Sansha,
ainsi que l’établissement d’une garnison militaire. Pour faire bonne mesure, la
China National Offshore Oil Corporation (Cnooc) a entrepris de délivrer des
licences d’exploration pétrolière sur neuf sites localisés au sein de la zone
économique exclusive vietnamienne, qui chevauchent celles déjà confiées par
Hanoï à la compagnie PetroVietnam.
A la grande satisfaction de Pékin, les
tentatives du Vietnam et des Philippines d’inclure une déclaration sur ces
questions au programme de la quarante-cinquième réunion ministérielle de
l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, en anglais Asean), en
juillet 2012, ont échoué en raison de l’opposition du Cambodge, le pays
organisateur de la réunion. Difficile de ne pas y voir une illustration de la
stratégie chinoise consistant à traiter chaque affaire différemment, et à
gagner chacune d’elles séparément.
Alors que les
tensions en mer de Chine méridionale semblaient avoir atteint un point
culminant cet été, une autre crise surgissait en septembre, cette fois en mer
de Chine orientale, avec l’annonce par le gouvernement japonais de
l’acquisition de trois des cinq îles Senkaku/Diaoyu, qui appartenaient
jusque-là à un richissime homme d’affaires nippon (8). Les autorités japonaises ont justifié ce
rachat par la volonté de couper l’herbe sous le pied du gouverneur nationaliste
de Tokyo — qui vient de démissionner pour fonder un parti. Selon elles, cette
opération devait se mener avant la désignation du nouveau président chinois Xi
Jinping, pour « éviter de lui donner une gifle »quand
il étrennera son fauteuil. Pékin a réagi vivement.
Plus encore
qu’en mer de Chine méridionale, le nationalisme rend explosives les mésententes
frontalières dans cette partie de l’Asie (9). Du fait des atrocités commises durant
l’invasion japonaise, le conflit sur le statut des îles Senkaku/Diaoyu suscite
en Chine une vindicte infiniment supérieure à toute autre dispute territoriale.
Les réactions sont également très fortes du côté de la Corée du Sud, avec le
litige autour des îles Takeshima — pour les Japonais — ou Dokdo — pour les
Sud-Coréens. Nombre de Japonais s’estiment menacés par la montée en puissance
du « dragon » chinois, dont ils craignent un effet d’érosion
sur leur propre souveraineté.
Si, en Chine, le gouvernement parvenait naguère
à manipuler le sentiment nationaliste selon ses intérêts, aujourd’hui son
emprise sur la population s’est effritée. L’émergence des technologies de
l’information et de la communication a ouvert un nouvel espace à l’expression
de la défiance antijaponaise, faisant de celle-ci une force capable d’ébranler
l’assise du pouvoir. La frustration nationaliste, alimentée par l’impression
que le gouvernement a échoué à tenir tête à Tokyo, s’agrège à l’exaspération
croissante provoquée par la corruption, le manque de protection sociale et la
montée en flèche des prix de l’immobilier.
En outre, l’ancienne génération, qui avait
combattu les troupes japonaises durant la seconde guerre mondiale et
apparaissait légitime pour promouvoir une ligne de paix, disparaît
progressivement. Une partie des diplomates actuellement aux commandes estiment
que la Chine n’a plus à se soucier de ménager les puissances rivales dès lors
qu’elle a éclipsé le Japon sur le plan économique et qu’elle pourrait en faire
de même assez rapidement avec les Etats-Unis. Leur attention se porte de plus
en plus sur les relations sino-américaines et de moins en moins sur les
relations sino-japonaises. Pour de nombreux responsables, Tokyo n’est plus
qu’une succursale de Washington. La politique étrangère japonaise, disent-ils,
est subordonnée à la stratégie asiatique des Etats-Unis, laquelle consiste à
endiguer la nouvelle puissance chinoise.
La nervosité de Pékin face à la préemption
japonaise des îles Senkaku/Diaoyu est donc montée d’un cran et s’est traduite
par des représailles économiques et de vastes manœuvres militaires impliquant
la marine, l’aviation et une unité de lancement de missiles stratégiques. De
plus, les autorités ont officiellement annoncé une ligne de démarcation
infranchissable en plaçant de facto les îles sous administration chinoise. Sans
aller jusqu’à une annexion formelle, la Chine se donne les coudées franches
pour dépêcher ses navires de police dans une zone contrôlée jusqu’à présent par
les garde-côtes japonais — ce qui augmente encore la probabilité de nouveaux
incidents.
La montée des
nationalismes, la course aux armements, l’absence de leadership régional et le
caractère précaire des transitions politiques aggravent le risque d’une spirale
belliqueuse en mer de Chine ;
un risque d’autant plus grand que les institutions, les mécanismes et les
processus susceptibles de freiner cette escalade se sont considérablement
affaiblis au cours des dernières années.
Stephanie Kleine-Ahlbrandt
Responsable
du département Chine et Asie du Nord-Est de l’International Crisis Group à
Pékin.
(2) « Set aside
dispute and pursue joint development », ministère des affaires étrangères
de la République populaire de Chine, 17 novembre 2000.Cf. « White paper
on China’s peaceful development », Information Office of
the State Council, 6 septembre 2011.
(3) « Stirring up the South China Sea (I) », Asia
Report, n° 223,
International Crisis Group, Pékin, 23 avril 2012.
(4) Ceux-ci permettent également une intervention plus rapide des forces chinoises
en cas de confrontation, comme ce fut le cas pour le récif de Scarborough. Cf.« Fish story », Foreign Policy, 25 juin 2012.
(6) Conférence de presse du porte-parole du ministre des affaires
étrangères, M. Hong Lei, 29 février 2012.
(7) Cf. « Comment les
élites traîtresses bradent les intérêts chinois en mer de Chine méridionale » (en chinois),
1er juillet 2011, www.china.com ; « Les traîtres de la mer de
Chine méridionale, ennemis du peuple. La forfaiture éternelle » (en chinois),
15 mai 2012, www.nansha.org.cn
(8) Lire Christian Kessler, « Iles
Senkaku/Diaoyu, aux origines du conflit sino-japonais », Planète Asie,
25 septembre 2012.
(9) Cf. « China and Japan’s simmering island row is threatening to boil over », The
Guardian, Londres,
20 août 2012.
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