François Gemenne : «L’Europe a une obligation morale» Libération 20/08/2015



Spécialiste des flux migratoires, François Gemenne est chercheur en sciences politiques à l’université de Liège et à Sciences-Po Paris.La question migratoire est-elle la principale préoccupation des Européens ?
Elle l’est pour 44 % d’entre eux, selon l’Eurobaromètre, devant le chômage et même le terrorisme. Et c’est celle qui pose les plus grands défis au projet européen car elle souligne l’absence de coopération et met en faillite l’idéal européen.
La couverture médiatique joue-t-elle un rôle dans cette perception ?
Les médias ont une responsabilité immense, notamment ceux qui renforcent le décalage entre la réalité empirique du phénomène et le récit qui en est fait. Certains dictent même leur politique migratoire au gouvernement, comme le Sun ou le Daily Mail en Grande-Bretagne, et n’hésitent pas à relayer des propos à la limite de la provocation à la haine raciale, en laissant des commentaires non modérés sur leurs sites. La responsabilité tient aussi à l’effet de loupe et au vocabulaire utilisé. Quand on parle de «crise», de«vagues», cela contribue à entretenir la confusion entre demandeurs d’asile, immigration économique, clandestine ou légale. Mélanger ces parcours, ces histoires, ces destins est révoltant. Des responsables politiques n’hésitent plus à pratiquer la xénophobie d’Etat, comme David Cameron, qui parle de«nuée». Utiliserait-il le même vocabulaire si ces gens étaient des Européens ?
Assiste-t-on à des flux migratoires jamais vus en Europe ?
Non, en dépit de la crise syrienne et érythréenne, on reste sur des chiffres comparables à ceux de la guerre liée à l’éclatement de la Yougoslavie dans les années 90. Ce qui est sans précédent historique depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est le nombre de déplacés à travers le monde : plus de 60 millions. L’Europe n’en accueille qu’une infime partie. Sur 4 millions de Syriens déplacés, 2 millions sont en Turquie, et l’UE n’en a accueilli que 250 000, à peine plus de 10 %.
Comment pousser l’UE à mieux se répartir les demandeurs d’asile ?
Le drame de l’Europe, c’est son absence de politique commune d’asile : il y en a 28 superposées. La politique européenne en matière de migrants se cantonne à une lutte sécuritaire et policière contre les passeurs. Ce n’est pas une politique ! Il faut commencer par harmoniser le droit d’asile, afin que chaque dossier reçoive le même traitement, quel que soit le pays. L’idéal serait des demandes centralisées dans un bureau européen. On en est encore loin, quand on voit les crispations autour de la proposition de Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, de voir les Etats se répartir des demandeurs d’asile.
Quelle est la part entre réfugiés politiques et économiques ?
La grande majorité viennent de Syrie et d’Erythrée et devraient être placés sous protection puis se voir accorder l’asile. Mais beaucoup de migrants économiques ont utilisé la procédure d’asile pour entrer dans l’UE parce que les autres voies d’accès étaient verrouillées. Cela a conduit à un engorgement des procédures et à une suspicion généralisée. Le système est devenu injuste : certains qui auraient dû recevoir l’asile ont été refoulés. Il faut rétablir des voix d’accès de façon à ce que les questions d’immigration et d’asile soient clairement distinguées.
Les situations démographiques ou sociales varient d’un pays à l’autre…
Ne penser qu’en termes de variable d’ajustement démographique est une vision utilitariste, réductrice et faussée. Les immigrés vieillissent ; leur taux de natalité, après une génération, baisse et s’ajuste à celui des nationaux, signe d’une intégration réussie.
Faut-il ouvrir des couloirs d’immigration légaux avec un système de quotas ?
Oui, pour trois raisons. Un, parce que l’UE en a besoin pour son dynamisme social et économique. Deux, parce que c’est la meilleure manière de lutter contre les passeurs et d’éviter les morts en Méditerranée. Trois, parce que l’UE a une obligation morale - comme continent prospère, de paix et de sécurité - de permettre à d’autres qui n’ont pas eu cette chance de s’y installer. L’UE ne peut accepter que le destin des uns et des autres soit uniquement déterminé par le fait qu’ils sont nés sur la rive nord ou sud de la Méditerranée.
L’Europe se transforme-t-elle en forteresse ?
La libéralisation des frontières intérieures s’est doublée d’un renforcement des frontières extérieures, comme s’il fallait créer un espace de nantis pour une minorité qui ne voudrait pas que la majorité en profite. L’Europe devrait s’enorgueillir d’être la destination préférée des migrants.
La crise financière, sociale, voire existentielle de l’Europe n’explique-t-elle pas ce durcissement ?
L’Europe réalise que son idéal de croissance infinie est fini. Ce n’est pas pour autant la crise : c’est une autre croissance que l’on vit. Idem pour les migrants : ce n’est pas une crise à laquelle on assiste, mais une crise de l’UE incapable de répondre à cette question.

Recueilli par Michel Henry et Christian Losson

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